10
Je m’attendais à moitié à être embarqué dans l’un des petits jeux d’Hemingway, mais l’homme était bel et bien mort. Tout à fait mort. On lui avait tranché la gorge d’une oreille à l’autre. Il gisait sur un lit défait, au milieu de draps écarlates et d’oreillers rougis par son sang, un sang qui maculait son torse velu et teintait son short blanc d’un rose obscène. Ses yeux étaient grands ouverts, fixes, sa bouche figée sur un cri muet ; sa tête arc-boutée par l’agonie était enfouie dans les oreillers rouges, et les lèvres effrangées de sa gorge tranchée évoquaient le sourire sanglant d’un requin. Le couteau – lame de douze centimètres, manche de nacre – traînait sur les draps froissés et poisseux.
Hemingway prit la situation en main et examina la scène en silence avec cet air grave qu’adoptent les hommes en présence de la mort violente. Lui et moi étions les seuls hommes sur les lieux. Quatre ou cinq femmes – toutes des putains – s’agitaient autour de nous. Le lieu du crime était une chambre sordide au premier étage d’un bordel du centre-ville – l’un de ceux où certains « agents de terrain » d’Hemingway travaillaient à l’horizontale –, et les putains, vêtues de nuisettes et de peignoirs transparents, tantôt observaient la scène d’un air apathique, tantôt se prenaient la tête dans les mains sous l’effet du choc. Maria, la belle putain, était au nombre de ces dernières, ses doigts pâles tremblant sur ses joues. Ses sous-vêtements de soie étaient tout imprégnés du sang du mort.
Jusqu’ici, l’expression « belle putain » n’était à mes yeux qu’une expression contradictoire ; toutes les putains que j’avais rencontrées étaient laides et stupides, des femmes au teint cireux, aux nombreuses imperfections, aux yeux mornes, dont les lèvres peinturlurées me paraissaient aussi séduisantes que la gorge tranchée de ce cadavre. Celle-ci – Maria Marquez – était différente. Elle avait des cheveux d’un noir de jais, un mince visage fragile que rehaussaient des lèvres pleines et de grands yeux marron. Son regard, quoique terrifié, exprimait une intelligence bien visible, et elle avait les doigts délicats d’une pianiste. Elle paraissait fort jeune – elle avait sûrement moins de vingt ans, peut-être à peine seize ou dix-sept –, mais c’était bel et bien une femme.
L’aînée des prostituées présentes dans la chambre était Leopoldina la Honesta – « Leopoldina l’Honnête » –, qu’Hemingway m’avait présentée quelques jours plus tôt avec une solennité et une déférence dignes d’un membre de quelque famille royale. À mes yeux, une putain honnête était encore plus rare qu’une belle putain. En fait, Leopoldina la Honesta avait un port royal, de splendides cheveux noirs et une solide charpente. Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse. En dépit du caractère dramatique des circonstances, elle se comportait avec calme et dignité.
« Faites sortir les autres filles », lui dit Hemingway.
Leopoldina chassa les putains, Maria exceptée, et ferma la porte.
« Racontez-nous », reprit l’écrivain.
Maria semblait trop choquée, trop terrifiée pour s’exécuter, et Leopoldina prit la parole, s’exprimant dans un espagnol des plus élégants, d’une voix qui trahissait l’abus de whiskey et de tabac. « Cet homme est arrivé ici vers une heure du matin. Il a exigé une jeune fille – une fille qui ne soit pas abîmée – et, naturellement, je lui ai envoyé Maria. »
Je considérai la jeune putain. Elle ne semblait pas abîmée, en effet ; sa peau était aussi lisse que celle d’un jeune faon. Ses cheveux, quoique relativement courts, dessinaient autour de son fin visage un cadre noir et luxuriant.
« Un peu plus tard, nous avons entendu des cris, puis des hurlements, acheva Leopoldina.
— Qui est-ce qui criait ? demanda Hemingway. Qui est-ce qui hurlait ?
— C’était l’homme… ou les hommes… qui criaient, dit la vieille prostituée. Un autre homme était entré dans la chambre. Maria hurlait dans la salle de bains, où elle se trouvait quand le meurtre a été commis. »
Hemingway portait une légère veste de toile, qu’il ôta pour en envelopper les épaules de Maria. « Est-ce que vous vous sentez bien, ma chère ? » lui demanda-t-il dans un espagnol parfait.
Maria fit oui de la tête, mais ses mains et ses épaules n’avaient pas cessé de trembler.
« La pauvre enfant s’était enfermée dans la salle de bains, poursuivit Leopoldina. Elle n’a pas voulu en sortir tout de suite. Elle était bouleversée. L’homme qui était avec celui-ci… » Elle désigna le cadavre sur le lit. « … était parti quand les autres filles et moi-même sommes arrivées, alertées par les cris de Maria.
— Comment est-il parti ? » demanda Hemingway. Nous avons tous les deux jeté un regard vers la fenêtre ouverte. La ruelle se trouvait trois mètres et demi en contrebas et il n’y avait pas d’escalier de secours.
« Par la porte, répondit Leopoldina. Plusieurs d’entre nous l’avons vu.
— Qui était-ce ? » demanda l’écrivain.
La vieille pute hésita. « Maria va vous le dire.
— Racontez-nous ce qui s’est passé, ma petite. » Hemingway prit Maria par les coudes et la détourna avec douceur du cadavre ensanglanté.
La jeune femme était secouée de sanglots, mais au bout d’un temps, elle réagit aux caresses apaisantes d’Hemingway – il lui massait le dos comme il l’aurait fait avec l’un de ses chats – et réussit à parler.
« Ce señor – le mort – il était très calme… il est monté dans la chambre avec cette valise, là… »
La valise en question avait été jetée sur le sol, son contenu éparpillé. Papiers et carnets de notes jonchaient le parquet et même le lit, baignant parfois dans une mare de sang. Je m’accroupis et aperçus sous le lit une seringue hypodermique et un Luger 9 mm, provenant de toute évidence de la valise. Je ne touchai à rien.
« Est-ce qu’il a ouvert la valise devant vous, Maria ? demanda Hemingway.
— Non, non, non. » Elle secoua la tête, et ses cheveux lustrés lui frôlèrent les joues. « Il a posé la valise sur la table. Il… il ne voulait pas… faire l’amour tout de suite. Il voulait bavarder. Me parler. Il a enlevé sa chemise, vous voyez… »
Un blazer bleu et une chemise blanche étaient soigneusement rangés sur le dossier d’une chaise. Un pantalon gris était plié sur le siège.
« Et ensuite ? souffla l’écrivain. De quoi voulait-il parler ?
— Il m’a dit qu’il se sentait très seul. » La fille respirait lentement, profondément. Elle évitait de regarder le cadavre. « Très loin de chez lui.
— Il vous a parlé en espagnol ?
— Oui, señor Papa. Mais il a négocié en anglais avec la señorita Leopoldina.
— Est-ce qu’il vous a dit son nom ? » Maria secoua la tête.
Hemingway se redressa, attrapa le portefeuille glissé dans la poche du pantalon du mort, en sortit un passeport et une carte et me les tendit. Le passeport, américain, était établi au nom de Martin Kohler. La carte, établie par un syndicat de matelots, portait le même nom.
« Est-ce qu’il vous a dit d’où il venait ? » demanda Hemingway.
Maria secoua de nouveau la tête. « Non, señor. Il m’a seulement dit qu’il se sentait très seul sur le grand bateau et qu’il ne reverrait pas sa famille avant longtemps.
— Combien de temps ? »
La fille haussa les épaules. « Je ne l’écoutais pas vraiment. Il a parlé de plusieurs mois.
— De quel bateau parlait-il ? »
La fille désigna la fenêtre. Un vague clair de lune faisait luire les eaux de la baie entre les murs de brique. « Le grand bateau. Le grand bateau qui est arrivé hier. »
Hemingway me jeta un regard. Le Southern Cross.
Leopoldina la Honesta se frictionna les bras. « Señor Papa, nous n’avons pas encore appelé la police, mais nous devons le faire sans tarder. Je ne permets pas que de telles choses se produisent dans ma maison. »
Hemingway acquiesça. « Maria, parlez-moi de l’homme qui est entré ensuite, et parlez-moi du meurtre. »
La fille hocha la tête et fixa le mur comme si la scène y était projetée. « Cet homme était en train de parler. Il était assis sur le lit, en sous-vêtements… comme vous le voyez maintenant. Je commençais à me dire que ça allait durer un bon moment, mais il avait dû payer beaucoup d’argent pour passer du temps avec moi. On a frappé à la porte. Elle n’était pas fermée à clé, mais l’homme est allé l’ouvrir. Il m’a fait signe d’aller dans la salle de bains, mais j’ai laissé la porte entrouverte.
— Donc, vous avez vu ce qui s’est passé ensuite ?
— Rien que des bouts, señor.
— Continuez, Maria.
— L’autre homme est entré. Ils se sont mis à parler assez fort… mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Ils ne parlaient ni en espagnol ni en anglais. Ils parlaient dans une autre langue.
— Quelle langue, Maria ?
— Je crois que c’était de l’allemand. Ou peut-être du hollandais. Une langue que j’entendais pour la première fois, en tout cas.
— Donc, ils se sont disputés ?
— Oui, señor Papa, violemment disputés. Mais seulement quelques instants. Puis je les ai entendus se battre et j’ai jeté un coup d’œil par l’ouverture de la porte. Le plus grand des deux hommes avait poussé mon… mon client… sur le lit. L’autre fouillait la valise sur la table, il jetait les choses partout, comme vous les voyez là. Puis l’homme sur le lit a poussé un cri et il a voulu attraper son pistolet…
— Où était son pistolet, Maria ?
— Dans son veston.
— Il l’a braqué sur l’autre homme ?
— Il n’en a pas eu le temps, señor Papa. L’autre homme a été rapide comme l’éclair. Je l’ai vu à travers l’ouverture de la porte. Puis mon client a lâché son pistolet et il est retombé comme vous le voyez. Il saignait beaucoup. »
Je contemplai les traces laissées par le geyser de sang sur les draps, le tapis et le mur. La fille n’exagérait pas. « Que s’est-il passé ensuite, Maria ?
— J’ai hurlé. J’ai verrouillé la porte de la salle de bains. C’est pour ça qu’il y en a une dans cette chambre – les autres n’en ont pas. Ce sont les clients spéciaux qui viennent ici. Mais s’ils demandent quelque chose… de dégoûtant… la fille peut se cacher dans la salle de bains et appeler à l’aide. La porte est très épaisse. Les verrous très solides.
— Est-ce que le tueur a tenté d’entrer ? demanda Hemingway.
— Non, señor Papa. Je n’ai pas vu le loquet bouger. Il a dû sortir de la chambre à ce moment-là.
— Je l’ai vu passer dans le hall, dit Leopoldina la Honesta. Il était très calme. Il n’y avait pas de sang sur son uniforme.
— Son uniforme ? répéta Hemingway. C’était un marin ?
— Non, señor Papa, dit Maria. C’était un policier. Un guardia jurado. »
Hemingway arqua ses sourcils noirs. Il se tourna vers la mère maquerelle.
« Caballo Loco », dit Leopoldina la Honesta.
J’avais compris le commentaire de la fille. En argot cubain, guardia jurado désignait un policier agissant pour le compte d’un particulier, comme videur dans un bar, par exemple. Mais Caballo Loco signifiait « Cheval fou », ce que je ne comprenais pas. Je me tournai vers Hemingway.
« Oh merde », dit l’écrivain d’un air abattu. Il consulta sa montre. « Emmenez cette fille et habillez-la, dit-il à Leopoldina. Qu’elle fasse ses valises. Elle vient avec nous. »
La vieille prostituée hocha la tête et fit sortir Maria de la chambre. Hemingway referma la porte derrière les deux femmes. Puis il s’abîma dans la contemplation du cadavre en se grattant la barbe.
« Cheval fou » ? dis-je.
— L’homme qui a fait ça, de toute évidence, répondit-il. Caballo Loco est le surnom que l’on donne ici à un certain lieutenant Maldonado, de la Police nationale cubaine. Si Maria a parlé de « guardia jurado », c’est parce que tous les habitants de La Havane savent que Maldonado effectue en privé certains travaux pour diverses familles riches et agences gouvernementales.
— Quel genre de travaux ?
— Il tue des gens. Et il reçoit ses ordres du major Juan Emmanuele Pache Garcia, dit « Juanito le Témoin de Jéhovah », le véritable maître de la Police nationale. C’est Garcia qui donne l’ordre de tuer des gens. Parfois, pour rendre service à des politiciens locaux ou à des agences amies.
— Quelles agences amies ? »
Hemingway me regarda droit dans les yeux. « L’antenne locale du FBI, par exemple, Lucas. » Il se retourna vers le cadavre et soupira. « Maldonado a tué l’un de mes jeunes amis. »
J’attendis la suite. Lorsque quelqu’un prononce de telles paroles, c’est toujours dans le but de raconter une histoire jusqu’au bout.
« Guido Ferez, poursuivit l’écrivain. C’était un brave garçon. Il participait à nos assauts sur la maison de Frank Steinhart. Je lui ai appris à boxer à la finca.
— Pourquoi Maldonado l’a-t-il tué ? »
Hemingway haussa les épaules. « Guido était un garçon passionné. Il détestait les brutes havanaises du type de Caballo Loco.
Il a fait part à quelqu’un de son mépris pour le lieutenant. Maldonado l’a traqué et abattu. » Il se frotta le menton une nouvelle fois. « Mais pourquoi lui ? » demanda-t-il en montrant le cadavre.
Je consultai ma montre. « Nous ne disposons que de quelques minutes. La nouvelle va se répandre. Les flics vont débarquer ici, et c’est peut-être Maldonado qui dirigera l’enquête. »
Hemingway opina et s’accroupit près des carnets et des papiers éparpillés sur le tapis imbibé de sang. « Voyons si ceci nous donne des indices sur le meurtre. »
Je secouai la tête. « Maldonado ne les aurait pas laissés là s’ils avaient une quelconque importance. » Je me dirigeai vers la valise et en examinai l’intérieur. Elle était vide. « Vous avez un couteau ? »
Hemingway me tendit un canif à lame courte. Je secouai la valise et en ouvris le double fond. Un carnet de notes y était dissimulé. Il n’était pas très grand – environ quinze centimètres sur dix. Hemingway s’en empara.
« Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’exclama-t-il.
Les pages du carnet étaient fines et perforées à la façon d’une tablette de la Western Union. Sur certaines d’entre elles se trouvait une grille composée de cinq lignes et dix colonnes. Sur d’autres pages, les grilles étaient plus larges, quatre lignes et vingt-six colonnes. De toute évidence, environ un tiers des pages perforées avaient été arrachées.
Les grilles étaient vierges, à l’exception de celle de la première page. Le deuxième carré de la première colonne, les deux derniers carrés de la deuxième colonne et le cinquième carré de la cinquième colonne avaient été noircis. Les autres carrés composaient un message chiffré, rédigé au stylo à bille :
h-r-l-s-l / r-i-a-l-u / i-v-g-a-m / v-e-e-l-b / e-r-s-e-d / e-a-f-r-d / d-l-r-t-e / m-l-e-o-e / w-d-a-s-e / o-x-x-x-x
« D’accord, Lucas, dit Hemingway en me passant le carnet. Vous êtes mon conseiller officiel. Dites-moi ce que c’est que ce truc. Et ce que ça raconte. »
Je n’eus même pas besoin d’examiner le carnet. Je savais exactement de quoi il s’agissait, bien entendu. Mon cerveau tournait à plein régime, tentant de décider de ce que je devais dire à l’écrivain. Quelle était ma mission exacte ? Espionner Hemingway, évidemment. Déterminer ce que mijotait sa ridicule Usine à forbans, transmettre à Delgado mes rapports destinés au directeur et attendre de nouvelles instructions. J’étais censé jouer au conseiller, à l’expert en contre-espionnage. Mais étais-je censé fournir de véritables informations à Hemingway et à son équipe ? Personne ne m’avait donné d’ordres dans ce sens. Car personne, de toute évidence, n’avait pensé que l’Usine à forbans puisse dénicher des informations dignes de ce nom.
« C’est un carnet de code allemand, dis-je. De l’Abwehr. Nous avons affaire ici à deux types de transmission – toutes deux conçues à partir d’un livre. Le premier type est basé sur le premier mot ou la première phrase d’un livre utilisé par le transmetteur et le récepteur. Le second utilise les vingt-six premières lettres d’une page du livre correspondant au jour où est effectuée la transmission. Le message de la première page a sans doute été reçu récemment, à moins qu’il n’ait été prêt à le transmettre.
— Que dit-il ? » Hemingway me reprit le carnet et l’examina d’un air sourcilleux. « Ça ressemble à une substitution de lettres toute simple.
— Toute simple, en effet, mais quasiment indéchiffrable si on ignore sur quel livre elle est basée. Et en fait, il ne s’agit pas exactement d’une substitution. Avant de rédiger leurs messages, les agents de renseignement allemands envoient leur code par groupes de cinq lettres. Chacune de ces lettres représente le numéro de sa position dans l’alphabet.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-il en plissant le front.
— Supposons que k soit égal à zéro. Et supposons aussi qu’il y ait une lettre-leurre. Le e, par exemple.
— Ouais ?
— Par conséquent, ce groupe… (je désignai v-e-e-l-b)… signifierait onze mille cent dix-sept. »
Hemingway secoua la tête. « Il n’existe pas de livre qui fasse plus de onze mille pages.
— Exact. Ceci n’est donc pas le code de la page. Plusieurs groupes peuvent être faux. Mais, à chaque transmission, on cite une nouvelle page du livre. En général, le mot clé du code est le premier de cette page.
— Mais de quel livre s’agit-il ? »
Je haussai les épaules. « Il peut s’agir de n’importe quoi. Peut-être changent-ils de livre chaque semaine, ou chaque mois. Peut-être qu’à chaque type de transmission correspond un livre différent. »
Hemingway me reprit le carnet et le feuilleta. « Où sont les pages manquantes ?
— Détruites après chaque transmission. Probablement brûlées. »
Hemingway considéra de nouveau le cadavre, comme s’il avait voulu lui poser des questions. « D’après sa carte syndicale, il était opérateur radio.
— De première classe.
— Le Southern Cross. » Hemingway glissa le carnet dans la poche de poitrine de sa chemise. « Les agents allemands utilisent-ils ce genre de code pour communiquer avec les sous-marins ?
— Parfois.
— Pensez-vous que le ou les livres qui nous permettraient de déchiffrer le code se trouvent à bord du yacht ?
— Probablement. Kohler aurait souhaité le garder à portée de main pour déchiffrer les messages reçus. C’est presque certainement un livre courant. Un livre qu’un marin conserverait dans son paquetage, voire, dans le cas de Kohler, dans sa cabine radio si tout l’équipage est de mèche avec lui. » Je me tournai vers le cadavre. Ses yeux commençaient à devenir vitreux. « Mais peut-être que votre lieutenant Maldonado a pris ce fameux livre après l’avoir tué. »
Hemingway se tourna vers la porte. « Faisons sortir cette jeune personne d’ici avant que Maldonado et ses amis reviennent et la tuent. »
La fille se transforma en moulin à paroles durant le trajet de retour vers la finca. Le ronronnement du moteur de la Lincoln menaçait de m’endormir, mais j’écoutai le bavardage agité de Maria et les quelques questions de l’écrivain avec une petite partie de mon esprit, tout en m’efforçant d’y voir clair dans cette histoire de fous.
Nous étions toujours en plein mélodrame. Le radio du Southern Cross, le yacht de luxe que nous avions vu près de l’U-Boot, assassiné dans une maison close de La Havane par un lieutenant de la Police nationale pourvu d’un sobriquet grotesque. Caballo Loco, mon cul.
Mais le carnet de code était authentique. J’avais vu des spécimens identiques dans des nids d’espions que nous avions investis à Mexico et en Colombie. Matériel standard de l’Abwehr. Ou plutôt, comme l’auraient formulé ces Allemands si littéraux, Geheimnis ruestungen fur Vertrauensleute – « équipement secret pour agents confidentiels ». Si le pauvre et regretté Martin Kohler – quel qu’ait été son véritable nom – était bien un agent secret, en particulier un Grossagenten, un « super-agent », son matériel se composait d’un manuel d’assemblage de poste TSF, d’un code sur pellicule obtenu par microphotographie, d’un jeu de lettres à utiliser lors des transmissions, d’un livre de prières en allemand, ou d’un autre livre également courant, sur lequel son code était basé, de produits chimiques nécessaires à la fabrication d’une encre sympathique ainsi que d’un révélateur, d’une puissante loupe destinée à lire les microfilms, d’un mini-appareil Leica et d’une forte somme d’argent en traveller’s chèques, pièces d’or, joyaux, timbres-poste ou tout cela à la fois.
Du pur mélodrame. Mais j’avais déjà vu tout cet attirail près de cadavres d’agents de l’Abwehr.
D’un autre côté, peut-être Martin Kohler n’était-il qu’un simple opérateur radio travaillant de temps à autre pour les Allemands. C’était possible. Mais, quoi qu’il en soit, ce carnet semblait authentique. Et il contenait un message, en provenance ou à destination du QG de l’Abwehr. Ou du sous-marin. Pour en avoir le cœur net, il nous faudrait mettre la main sur le livre qu’il avait utilisé pour établir son code.
Maria était en train d’expliquer qu’elle venait d’un petit village du nom de Palmarito, situé près de La Prueba, à l’autre bout de l’île, à quelques heures de marche de Santiago de Cuba. Jésus, son frère aîné, avait tenté de la violenter, mais son père, au lieu de croire la vérité qui sortait de sa bouche, s’était fié au récit obscène dudit Jésus et l’avait chassée, la menaçant de lui couper le nez et les oreilles si jamais elle revenait – une menace qu’elle prenait au sérieux, son père étant connu comme l’homme le plus brutal de Palmarito. Elle avait dépensé son maigre pécule pour aller jusqu’à La Havane, où la señorita Leopoldina s’était montrée fort gentille avec elle, ne lui demandant de recevoir que quelques clients par semaine – ceux qui étaient prêts à payer pour profiter de sa beauté virginale –, mais désormais, si elle rentrait chez elle, son père la tuerait, et si elle restait à La Havane, Caballo Loco la tuerait ; même si elle tentait de se cacher, la Police nationale, ou son père, ou encore son frère, la traqueraient et lui couperaient le nez et les oreilles avant de la tuer…
Je poussai un soupir de soulagement lorsque les portes de la finca apparurent à la lueur des phares. Hemingway coupa le moteur et descendit l’allée en roue libre afin de ne pas réveiller sa femme.
« Emmenez Xénophobie dans le cottage, Lucas, dit l’écrivain. Et reposez-vous. Dès le lever du soleil, nous irons faire un tour dans la baie pour regarder ce bateau. »
Xénophobie ? « Avez-vous l’intention de nous loger tous les deux dans le cottage ? demandai-je.
— Uniquement pour quelques heures. » Il fit le tour de la voiture pour ouvrir la portière à la jeune putain, comme si elle était une vedette de cinéma invitée à la finca. « Nous vous trouverons un abri sûr à tous les deux avant la fin de la journée. »
J’étais contrarié de voir mes plans ainsi compromis par la présence de cette putain terrorisée, mais j’acquiesçai et lui fis traverser la cour et longer les palmiers mouillés par la pluie.
Lorsque j’allumai la lumière du cottage, elle regarda autour d’elle, les yeux écarquillés.
« Je vais sortir mes affaires de la chambre, lui dis-je. Vous pourrez aller y dormir. Je m’installerai sur le sofa.
— Je ne pourrai plus jamais dormir. » La fille regarda timidement le lit, puis se tourna vers moi. Je perçus une lueur rusée, calculatrice, dans ses yeux sombres. « Est-ce qu’il y a une baignoire ici ?
— Une baignoire avec douche. » Je l’emmenai dans la salle de bains, lui montrai l’endroit où étaient rangées les serviettes. J’attrapai un oreiller, l’utilisant pour dissimuler le pistolet que j’avais laissé dans le lit, mis celui-ci plus ou moins en ordre, profitai de ce qu’elle regardait ailleurs pour glisser l’arme sous ma veste et lui dis : « Je reste ici. Dormez aussi longtemps que vous en avez envie. Je partirai avec le señor Hemingway dès qu’il fera jour. »
Allongé sur le sofa, contemplant la venue de la fausse aurore, j’entendis le bruit de l’eau qui coulait du robinet de la baignoire, puis du pommeau de douche, et une exclamation étouffée. C’était peut-être la première fois de sa vie qu’elle prenait une douche. J’étais à moitié assoupi lorsque la porte s’ouvrit, et elle m’apparut sur le seuil, découpée en ombre chinoise par la lumière de la salle de bains, ses cheveux noirs encore luisants. Elle n’était vêtue que d’une serviette de bain. Elle la laissa choir et baissa les yeux, affichant une pudeur étudiée.
Maria Marquez était très belle. Son corps avait la minceur, la vigueur de la jeunesse, mais il avait perdu toute sa graisse enfantine. Sa peau était aussi claire que celle d’une Norte Americana. Ses seins, plus plantureux que je ne l’aurais cru, même après l’avoir vue dans un négligé imbibé de sang, étaient fièrement dressés jusqu’à la pointe de leurs mamelons bruns, comme dans les fantasmes d’un adolescent. Sa toison pubienne était aussi noire, aussi fournie que ses cheveux, et des perles d’eau y luisaient comme dans un écrin. Maria garda les yeux baissés, mais papillonna des cils dans une invite aussi muette que parfaite. « Señor Lucas…, dit-elle d’une voix rauque.
— Joe. »
Elle tenta avec difficulté de prononcer mon prénom. « José, lui dis-je.
— José, j’ai encore très peur. J’entends encore les cris de ce pauvre homme. Pourriez-vous… accepteriez-vous de… »
Quand j’étais très jeune et que je me trouvais sur le bateau de pêche de mon oncle, je l’avais entendu dire à mon cousin, qui n’avait qu’un an de plus que moi : « Louis, sais-tu pourquoi nous appelons une prostituée une puta dans notre langue ?
— Non, papa, avait répondu mon cousin Louis. Pourquoi ?
— Cela vient d’un mot de la langue qui est la mère de notre langue maternelle – la vieille langue dont descendent l’espagnol, l’italien et toutes les belles langues –, et ce mot est putidus.
— Putidus ? s’étonna mon cousin Louis, qui s’était souvent vanté devant moi de ses virées au bordel.
— Putidus, répéta mon oncle. Cela veut dire « puant ». Puant comme la pourriture. Les Italiens disent putta. Les Français putain. Les Portugais disent puta, comme nous. Mais cela signifie la même chose : l’odeur de la pourriture. Une odeur putride. L’odeur du pus. Une femme honnête a l’odeur de l’océan par un beau matin. Une puta empeste le poisson crevé. C’est tout ce sperme mort qu’elle a dans son ventre… le ventre d’une prostituée donne la mort, pas la vie. »
Durant les quinze ans et quelque qui avaient suivi, en général dans le cadre de mon travail, j’avais connu mon content de putains. Je les avais parfois trouvées sympathiques. Mais jamais je n’en avais baisé une. Et voilà que Maria Marquez se tenait devant moi, nue dans la pénombre, les yeux baissés et faussement effarouchés, les seins orgueilleusement dressés.
« Je veux dire, reprit-elle, j’ai peur de dormir toute seule, José. Si vous pouviez seulement vous allonger près de moi et me serrer dans vos bras jusqu’à ce que je m’endorme… »
Je ramassai la serviette et la tendis devant elle de façon à cacher ses seins et son ventre.
« Séchez-vous. Essayez de dormir. Je dois m’en aller. »
En haut de la colline, prenant appui sur la Lincoln pour stabiliser nos jumelles, Hemingway et moi observions le Southern Cross aux premières lueurs de l’aube. Le yacht était d’une longueur insensée – celle d’un terrain de football –, mais ses lignes étaient élégantes et sa conception des plus subtiles. Sa passerelle décrivait une courbe dans le style post-Art déco, ses ponts en bois de teck étaient étincelants, les hublots rectangulaires des nombreux salons de son pont supérieur reflétaient le soleil tropical. Plutôt que de jeter l’ancre devant le yacht-club de La Havane ou dans les bassins réservés à la marine marchande, le navire avait pris position à l’extrémité de la baie, tout près de la mer. Pour cela, son capitaine avait dû bénéficier d’une autorisation exceptionnelle du chef de port.
L’écrivain abaissa ses jumelles. « Sacrement gros, ce rafiot, pas vrai ? »
Je poursuivis mon observation. À en juger par les antennes qui se dressaient derrière la passerelle, le bateau disposait d’importants moyens de communication. La cabine radio devait se trouver dans ce coin. La propreté du yacht était digne d’un bâtiment militaire. Deux officiers en blazer bleu venaient de sortir de la passerelle pour profiter de la brise matinale, et une demi-douzaine de marins montaient la garde, un à la proue, un à la poupe et deux de chaque côté du pont. Comme si cela ne suffisait pas, un Chris-Craft décrivait lentement des cercles autour du bâtiment. Son pilote était accompagné de deux hommes en ciré, assis derrière lui, qui s’intéressaient à tout ce qui bougeait dans le port. Chacun d’eux portait autour du cou une paire de jumelles militaires, tout comme les marins postés sur le yacht. Hemingway s’était garé derrière un muret, à l’abri des arbres, là où le soleil ne risquait pas de se refléter sur nos jumelles et où nous nous réduisions à deux ombres près de la masse sombre de la Lincoln.
« Marty était réveillée quand nous sommes rentrés », dit Hemingway en scrutant à nouveau le bateau.
Je lui jetai un regard. Allait-il me transmettre les réprimandes de la maîtresse du manoir, furieuse d’avoir été arrachée aux bras de Morphée ? Je me rendis compte que Martha Gellhorn ne m’était nullement sympathique.
Hemingway rabaissa ses jumelles et me lança un sourire. « Je l’ai aidée à se réveiller, murmura-t-il de sa voix de ténor. Je l’ai irriguée à deux reprises afin de commencer la journée du bon pied. Peut-être que ce bordel m’a donné des idées. »
Je hochai la tête et me tournai de nouveau vers le yacht. Je l’ai irriguée ? Bon Dieu, je détestais ces prétendues blagues de chambrée.
Comme obéissant à un signal, un homme chauve, de haute taille, vêtu d’un peignoir bleu nuit, et une femme blonde, aussi grande que lui mais en peignoir blanc, sortirent d’une cabine située vers le milieu du bateau et firent halte sur la promenade du château, les yeux tournés vers le soleil orangé. L’homme dit quelque chose à un marin posté non loin de là, qui le salua, alla chercher l’un de ses camarades et déroula une échelle de corde côté bâbord. Les deux hommes disparurent après un dernier salut.
L’homme au peignoir bleu parcourut la promenade du regard, comme pour vérifier que personne ne les observait. Il s’adressa à la femme blonde qui, sans lui accorder un regard, se défit de son peignoir blanc. Elle était nue. Sa peau était bronzée par le soleil, y compris ses seins et son bas-ventre, et je distinguai ses mamelons rosés en dépit des trois cents mètres qui nous séparaient. Ce n’était pas une vraie blonde.
Elle se dirigea vers la porte au pied de laquelle on avait déployé l’échelle, mais au lieu de descendre celle-ci, elle s’immobilisa un instant puis plongea avec autant de grâce que de précision, troublant à peine la surface dorée des eaux lorsqu’elle la pénétra. Je pensais que l’homme chauve allait la suivre, mais il alla s’accouder au bastingage, pécha dans la poche de son peignoir un porte-cigarettes en argent, en sortit une cigarette, la tapota comme je ne l’avais vu faire qu’au cinéma, rangea son étui et alluma sa cigarette avec un briquet en argent péché dans la même poche. Il se mit à fumer paisiblement tandis que la femme émergeait à dix mètres du yacht et se mettait à nager, faisant plusieurs allers-retours sur un rythme régulier. Ni le marin en faction à la proue ni son collègue de la poupe ne la regardaient quand elle faisait demi-tour, offrant au soleil le spectacle de ses longues jambes bronzées et de son cul encore un peu blanc. Lorsqu’elle se mit à nager sur le dos, ses seins, son petit ventre, son nombril et sa toison pubienne nous devinrent parfaitement visibles.
J’avais vu davantage de femmes nues en un jour que durant les six derniers mois. Et le soleil était à peine au-dessus de l’horizon.
Dix minutes plus tard, montre en main, elle nagea jusqu’à l’échelle, la grimpa sans pudeur et rejoignit l’homme, qui enveloppa du peignoir blanc son corps constellé de gouttes. Ils disparurent en empruntant l’écoutille la plus proche. L’instant d’après, les deux marins regagnaient leur poste. Je ne les vis échanger ni ricanements ni sourires salaces ; ils se remirent à scruter le port avec leurs jumelles.
Hemingway posa les siennes sur le toit de la Lincoln. « Intéressant. »
J’étais en train d’observer le pont. De part et d’autre du château s’empilaient des caisses et des cartons dissimulés sous une toile goudronnée. Certains cartons portaient des inscriptions rédigées au pochoir que je ne parvins pas à déchiffrer, faute d’un angle de vue adéquat. Encore plus intéressant, près de la proue et en plusieurs endroits le long du bastingage, il y avait des socles en métal renforcé pourvus d’attaches complexes. J’attirai sur eux l’attention d’Hemingway.
« Des socles pour canons ? demanda-t-il.
— Pour mitrailleuses, je pense. » En fait, j’en étais sûr. J’avais participé à une mission sur un Q-Boat des garde-côtes mexicains qui avait un équipement semblable. « Calibre cinquante, ajoutai-je.
— Il y en a six en tout, dit Hemingway. Ce bateau de plaisance pourrait-il transporter six mitrailleuses de calibre cinquante ?
— Ou une mitrailleuse et six socles au choix pour la monter. » Hemingway abaissa ses jumelles une nouvelle fois. Il affichait la même gravité que devant le cadavre. Ce que je comprenais parfaitement. Une mitrailleuse de calibre cinquante est une arme terrifiante. À cette distance, rien – même pas la Lincoln – ne pourrait nous protéger de ses lourds projectiles à haute vélocité. Je m’attendais à ce qu’Hemingway évoque ses « blessures de mitrailleuse » de la Grande Guerre, mais il se contenta de dire à voix basse : « Vous êtes mon conseiller, Lucas. Que faudrait-il faire pour dénicher le livre que Kohler utilisait pour composer ses messages codés ?
— Il faudrait que quelqu’un monte à bord du yacht et y jette un coup d’œil. Avant que la police fouille la cabine de Kohler ou qu’un membre de l’équipage se débarrasse du livre.
— Apparemment, les flics ne sont pas encore venus ici. Et peut-être qu’ils ne prendront pas cette peine.
— Pourquoi donc ?
— Si c’est Caballo Loco qui a fait le coup, lui et ses potes n’auront pas envie de faire du zèle.
— Mais ils n’ont pas trouvé le carnet, rappelez-vous. » Je tapotai la poche où j’avais glissé le carnet en question ; Hemingway me l’avait rendu alors que nous roulions vers le centre-ville.
« Vous pensez que c’était ce que cherchait Maldonado ? demanda Hemingway.
— Je n’en ai aucune idée. » Je repris mon examen du yacht. Les marins venaient de commencer à nettoyer le pont. Il était un peu tard pour exécuter cette tâche ; sur la plupart des navires de guerre, elle était achevée avant le lever du soleil. Mais ce yacht n’était pas un navire de guerre. Et peut-être que le plongeon matinal de la femme blonde faisait partie de l’emploi du temps en vigueur quand le vaisseau avait jeté l’ancre.
« Je pense que nous devrions jeter un coup d’œil à la cabine de Kohler et à la cabine radio avant que les flics viennent fouiller partout, dit Hemingway. Je vais prendre aujourd’hui les dispositions nécessaires. Nous allons voir si l’Usine à forbans connaît son boulot. Est-ce qu’on doit voler le livre si on le trouve ?
— C’est inutile. Il suffit de noter les titres des livres que nous trouverons. Celui qui nous intéresse est sans doute très courant. »
Hemingway se fendit d’un sourire. « Si j’arrive à créer une diversion et à faire monter à bord l’un de nos agents, voulez-vous être celui-ci ? Vous êtes censé être un expert en la matière. »
J’hésitai. Il serait stupide de ma part de risquer d’être arrêté, ou pire, en jouant à ce petit jeu – qui n’avait rien à voir avec l’attaque d’un voisin à coups de bombes d’artifice. J’ignorais ce que mijotait le Southern Cross, mais ses hommes d’équipage semblaient des plus efficaces, et son organisation avait une allure nettement militaire. J’imaginais sans peine la tête que ferait Mr. Hoover si l’antenne du Bureau à La Havane l’avisait qu’un agent spécial du SIS devait être sorti des geôles cubaines… ou avait été repêché dans le port après que les crabes s’étaient régalés de ses yeux et de ses parties les moins résistantes.
Mais la mission qu’on me proposait était un classique numéro d’escamotage et de tous les membres du grotesque réseau de contre-espionnage monté par Hemingway, j’étais bel et bien le seul à avoir été préparé à une telle action.
« Ouais, dis-je. Mais à condition que vous trouviez un plan me permettant de monter à bord et de revenir à terre sans me faire descendre. »
Hemingway jeta ses jumelles sur la banquette arrière de la Lincoln et se glissa au volant. Je fis le tour de la voiture pour prendre place à ses côtés. Le soleil était levé depuis moins d’une demi-heure et l’intérieur de l’habitacle était déjà étouffant.
« Je vous exposerai mon plan pendant que nous prendrons notre petit déjeuner au Café de la Perla de San Francisco du Kaiser Guillermo, dit Hemingway. Nous rameuterons nos troupes dès notre retour à la finca. Et nous trouverons à Xénophobie un autre logement où nous pourrons garder l’œil sur elle. Cette nuit, dès qu’il fera noir, nous nous ferons une idée des lectures de feu Herr Kohler. »
Alors que nous roulions dans La Habana Vieja, inondée par la lumière matinale et empestant les ordures de la nuit, Hemingway entonna une chanson que lui avait apprise don Andrés, son ami le prêtre. Il me déclara qu’il la dédiait à ce putain de gros yacht et à tous ceux qui naviguaient sur ce genre de rafiot :
No me gusta tu barrio
Ni me gusta tu
Ni me gusta
Tu puta madré.
Le deuxième couplet était identique au premier :
Je n’aime pas ton quartier
Et je ne t’aime pas
Et je n’aime pas
Ta putain de mère.